Ce premier dimanche de juillet était une journée absolument magnifique. Et, bien entendu, ce temps exceptionnellement beau avait attiré à Frederikshavn la foule des grands jours.
Le ciel, presque toujours grisâtre et mélancolique dans cette province danoise du Jutland, était d’un bleu fantastique, limpide, illimité. Le soleil étincelait, la mer était calme, l’horizon était tout vibrant d’une légère brume de chaleur.
Les touristes - vacanciers, campeurs, navigateurs du dimanche et hippies en balade - s’en donnaient à cœur joie. Mêlés à la population locale, ils conféraient à la vénérable cité - la plus ancienne de la province - un air de fête.
La vieille église du XVIIè siècle avait beaucoup de succès, comme de coutume. Et aussi le parc municipal, où des tas de gens commenceraient à pique-niquer dès midi. Mais le véritable pôle d’attraction était naturellement le Fiskerklyngen, le quartier des pêcheurs.
Avec ses bicoques aux murs crépis et au toit rouge, son animation pleine d’allégresse, son parfum d’iode et de poisson séché, c’était un coin du monde où le plus malheureux des hommes oubliait ses peines et ses soucis. Mais Gunnar Strengsson, un grand type barbu qui regardait d’un œil pensif trois jeunes pêcheurs danois en train de réparer des filets, constatait que cette ambiance n’apaisait pas son angoisse secrète, bien au contraire.
Vêtu d’un blue-jean délavé, d’une marinière à rayures bleues et jaunes, un sac de camping sur le dos, Strengsson avait tout du Viking des temps modernes. L’œil bleu, le cheveu et la barbe blonds, la musculature fine et puissante, le geste flegmatique, il avait l’allure d’un homme sûr de soi, bien dans sa peau, conscient de sa force.
En fait, cette apparence ne correspondait pas à la réalité. Strengsson, en ce moment même, était anxieux, indécis, profondément tourmenté.
Maintenant qu’il était à pied d’œuvre, il continuait à se demander pourquoi il avait accepté cette mission. Le goût de l’aventure ? L’attrait de l’argent facilement gagné ? Le besoin de se prouver à soi-même qu’on n’est pas n’importe qui?
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
Elle marquait 12 h 32.
Hans Kalters, qui était la ponctualité en personne, avait déjà vingt-deux minutes de retard sur l’horaire prévu. C’était tout à fait surprenant.
Peut-être avait-il eu un empêchement de dernière minute ? Ou alors, son absence signifiait que la mission était annulée.
Gunnar Strengsson souhaita de tout son cœur que cette dernière hypothèse fût la bonne. Il n’avait plus envie de faire ce travail. Par ce beau dimanche d’été, dans cette atmosphère de joie générale, d’insouciance et de pureté, ce boulot dont on l’avait chargé lui paraissait déplacé, incongru, dégueulasse pour tout dire.
Il décida : « Si Hans Kalters ne s’amène pas dans dix minutes, je laisse tomber. »
Cinq minutes s’écoulèrent.
Et, soudain, Hans Kalters fut là. Souriant comme d’habitude, décontracté, le geste naturel mais le regard tendu. Petit et mince, le teint pâle, il portait un pantalon de flanelle grise, une chemise sport bleue, des mocassins en cuir tressé. A trente-quatre ans, il en paraissait à peine vingt-cinq.
- Puis-je vous demander l’heure ? fit-il en allemand.
- 12 h 31.
- Merci. Belle journée, n’est-ce pas ?
- En effet.
- Pourvu que cela dure !
Sur ces mots, Kalters s’éloigna.
Pourvu que cela dure. C’était la phrase clé. Cela voulait dire que tout allait bien, que la voie était libre et que la mission devait être accomplie.
Strengsson se dirigea sans hâte vers un des restaurants populaires du Fiskerklyngen.
Il mangea peu. Il avait l’estomac serré. Au fond, c’était stupide, mais il avait comme un pressentiment.
C’était sa troisième mission pour Kalters. Ce dernier l’avait d’ailleurs prévenu : « Au début, ça marche tout seul. On ne se rend pas compte. Mais, après un certain temps, on commence à avoir le trac. C’est nerveux. Une fois qu’on a surmonté cette période de malaise, tout va bien. »
« Je n’en suis pas encore là, s’avoua Gunnar. Je me sens plutôt dans le creux de la vague. »
Pour se donner du courage, il se commanda un verre d’aquavit. Il en avait déjà bu deux, sans compter les trois verres de bière qu’il avait dû ingurgiter pour faire passer son plat de poisson.
Finalement, il quitta le restaurant vers 14 h 20. Et, sac au dos, il prit la direction de la base aéronavale.
Affichant une allure de touriste flâneur, il gagna l’endroit que Kalters lui avait indiqué sur un croquis, croquis dont il avait appris chaque détail par cœur. Circonspect, il déposa son sac dans l’herbe, promena un regard à la ronde. Personne.
Kalters était décidément un as.
La foule ignorait-elle ce petit coin si tranquille, si désert, situé à moins de deux kilomètres du port ? Légèrement surélevé par rapport au niveau de la mer, ce morceau de terrain vague avait dû servir naguère de dépôt d’ordures car il y flottait malheureusement une odeur fétide qui n’était pas des plus agréables et qui expliquait probablement l’absence de campeurs.
Après quelques minutes d’attente, Strengsson finit par s’asseoir dans l’herbe. Il ouvrit son sac, en retira un paquet de sandwiches et une bouteille de bière.
Posément, il déballa les sandwiches, décapsula la bouteille de bière, s’installa pour le pique-nique.
Cette mise en scène terminée, il passa aux choses sérieuses. Tout en examinant les parages, il extirpa de son sac un appareil photographique de marque allemande, peu volumineux mais compact. L’appareil était extrêmement perfectionné. Pas besoin d’être un expert pour l’utiliser : la plupart des réglages étaient automatiques.
Ayant assujetti à l’appareil un téléobjectif puissant, Strengsson se mit à la besogne.
Il avait trente-six photos à prendre.
Dès qu’il se mit à opérer, il se sentit mieux. Ses paumes étaient moites, mais ses doigts ne tremblaient pas.
Au fond, c’était d’une facilité déconcertante. Même pour les cadrages, il n’y avait aucun problème. Les bâtiments et les pistes de la base aéronavale s’inscrivaient tout naturellement dans le viseur. Kalters avait mis dans le mille en choisissant cet endroit précis.
Il y avait peu de monde à la base. On sentait que c’était dimanche. Quelques soldats jouaient au foot devant les baraquements alignés du côté gauche ; à droite, devant un vaste hangar ouvert, une demi-douzaine de mécanos en salopette blanche s’occupaient sans excès de zèle du moteur d’un avion de la chasse militaire.
Se conformant aux instructions de Kalters, Strengsson photographia consciencieusement chacune des bâtisses de l’installation, les pistes, l’avion en réparation, les soldats qui jouaient au ballon, les inscriptions peintes sur les hangars et sur les bâtiments, les pancartes qui balisaient le terrain, les casemates grises de l’arsenal, etc.
Arrivé à la fin du film, il replaça promptement l’appareil dans son sac. Puis, après avoir remballé son pique-nique, il secoua son pantalon pour chasser les brins d’herbe qui s’y étaient incrustés, examina de nouveau les alentours et s’éclipsa à grands pas.
« Et voilà, pensa-t-il, satisfait. J’ai gagné ma journée ! »
Il pouvait maintenant se balader à sa guise jusqu’à la tombée de la nuit. Il avait rendez-vous avec Kalters à 23 heures devant l’église. L’Allemand emporterait le sac contenant l’appareil de photos tandis que lui, Gunnar, passerait la nuit à l’hôtel Hoffmanns où il avait réservé une chambre le matin même. Demain matin, il prendrait le bateau pour Göteborg. Le bateau de la ligne régulière suédoise traverse le Kattegat en trois bonnes heures.
Et mardi soir, c’est-à-dire dans quarante-huit heures, Strengsson palperait le joli paquet de couronnes que Kalters lui verserait en paiement de ses bons et loyaux services.
Cette perspective chassa les vestiges d’appréhension qui subsistaient dans le cœur du Suédois. Il avait eu tort de se faire du mauvais sang. Une mission signée Kalters réussit toujours.
A 18 heures, il entra au Vinkelderen, le restaurant de la Havngade dont la cuisine est renommée.
Cette fois-ci, il avait faim. Et il décida de se payer un gueuleton digne de ce beau jour d’été. Compte tenu de la prime qu’il allait toucher dans deux jours, il pouvait se dispenser de regarder à la dépense.
Il choisit sans hésiter le menu le plus coûteux.
Quand il quitta le Vinkelderen - très euphorique - il ne fut pas mécontent d’avoir un battement pour faire une promenade de digestion.
Il erra au vieux port, le sourire aux lèvres, l’œil un peu nébuleux.
Il se serait volontiers tapé une fille, car elles ne manquaient pas - et plus d’une lui fit des invites. Mais Kalters avait été formel sur ce point : tant qu’il trimbalait l’appareil photographique et le précieux film, il devait s’abstenir de toute fantaisie.
Cependant, en dépit de ses bonnes résolutions, il fut lâche et il céda à la tentation. C’est vers 21 heures, alors qu’il déambulait dans la Jembanegade, qu’une ravissante nana blonde à la bouche moqueuse l’accosta et lui dit :
- Dis donc, beau blond, t’as pas honte de te promener tout seul par une belle soirée comme celle-ci ?
Gunnar, qui comprenait parfaitement le danois, répondit en riant :
- J’attends des copains.
- Mon œil ! riposta la fille. Tu n’attends personne et tu t’emmerdes. Je t’ai bien observé. Un gars qui a envie de faire l’amour, je ne m’y trompe jamais. Allez, viens ! J’ai une jolie chambre à deux pas d’ici ! Tu ne le regretteras pas, tu verras.
Déjà, lui ayant pris le bras, elle l’entraînait.
Il se laissa faire.
La fille n’avait d’ailleurs pas menti. Elle était aussi appétissante que dégourdie. Dans l’intimité calme d’une petite chambre située au premier étage d’une vieille maison de Havngade, elle prodigua à son partenaire de rencontre tous les plaisirs charnels qu’un homme normalement constitué peut souhaiter. Audacieuse, aussi à l’aise dévêtue que vêtue, aussi experte en matière de sexualité masculine qu’en matière de volupté secrète, elle accompagna fougueusement Gunnar vers les sommets d’une extase dont les étapes vertigineuses furent ponctuées de soupirs et de gémissements de commande.
A 22 h 40, il se retrouva seul dans la vieille ville, l’esprit clair, la chair encore toute bourdonnante de chaud bien-être.
Il rôda pendant un quart d’heure autour de l’église. Enfin, Kalters émergea de l’ombre.
Gunnar murmura :
- Tout s’est bien passé.
- Je le sais. Venez, ma voiture est près du port de pêche. Je vous emmène faire un tour. Vous poserez votre sac derrière mon siège.
- O. K.
- La prochaine fois, si vous ne respectez pas mes consignes, je me passerai de vos services.
- Mais j’ai respecté vos consignes ! protesta le Suédois.
- Je ne vous avais pas demandé d’aller baiser une fille, répliqua l’Allemand, glacial.
- J’avais deux heures à perdre.
- Vous aviez aussi votre sac à perdre, enchaîna Kalters, la voix coupante. Au cas où vous ne le sauriez pas, je vous signale que nos ennemis ont à leur service des filles très désirables. Je vous l’ai déjà dit, vous devez toujours prévoir le pire. Je fais le maximum pour vous éviter des pépins, mais je ne suis pas infaillible. Le contre-espionnage, cela existe. Et les gens qui s’en occupent ne sont pas forcément des cons.
- Je suis allé avec cette gamine parce que j’étais sûr qu’elle n’était pas dangereuse.
- Ah! oui. Et d’où tenez-vous cette certitude ?
- Ce sont des choses que l’on sent. D’ailleurs, il n’y a pas eu d’histoire.
- J’espère qu’elle ne vous a pas collé une chaude-pisse ! ricana Kalters, sarcastique.
Ils arrivèrent près de la voiture de l’Allemand, une Opel Kadett grise, immatriculée à Copenhague.
Kalters déverrouilla sa portière, se glissa derrière son volant, se pencha pour débloquer la portière de droite.
A l’instant précis où Strengsson ouvrait la portière pour prendre place dans le véhicule, cinq ou six jeunes pêcheurs jaillirent de l’obscurité nocturne et, tels des fantômes, se ruèrent sur l’Opel.
Kalters, avec une présence d’esprit effarante, se recroquevilla sur son volant et actionna la clé de contact pour lancer le moteur de sa voiture. Mais le démarreur de l’Opel ne fonctionna pas et le moteur resta silencieux.
Les assaillants passèrent à l’action sans perdre une seconde. Encadrant l’Opel, ils ouvrirent les quatre portières simultanément.
Kalters plongea désespérément pour forcer le passage et prendre la fuite, mais un violent coup de matraque sur le crâne l’assomma. Il s’écroula sur les genoux de Strengsson. Ce dernier, figé par la stupeur, fut incapable d’esquisser le moindre geste de défense. Il encaissa à son tour un coup sur la tête et il s’affala contre le dossier de son siège, évanoui.
Les jeunes pêcheurs n’échangèrent pas un seul mot. Avec une promptitude et une précision qui prouvaient qu’ils avaient sérieusement préparé et répété les phases bien synchronisées de cette agression, ils poursuivirent leur besogne. Kalters et Strengsson furent hissés par-dessus leur siège et balancés au pied de la banquette arrière. Pendant ce temps-là, un des attaquants actionnait la manette qui libérait le capot et un autre type replaçait en vitesse la pièce mécanique qu’il avait retirée antérieurement.
L’Opel démarra.
Toute l’affaire n’avait pas duré cent secondes.
Deux des agresseurs, restant sur place, furent rejoints par deux autres faux pêcheurs qui avaient monté la garde à quelque distance de la voiture de Kalters.
- Emballés, railla tout bas un des types.
- Espérons que la suite se passera aussi bien, répondit un autre. Venez, Nils Halgren aura peut-être encore besoin de nous.
Ils se mirent en route vers l’extrémité ouest du port de pêche.
Vêtus de pantalons de toile blanche et de polos rayés, pieds nus, leurs longues tignasses blondes leur donnant des allures de hippies, ils arrivèrent au bout du port à l’instant précis où l’Opel stoppait le long du quai.
Une vedette de la douane se balançait près d’un bateau dont la taille modeste et l’apparence banale n’attiraient pas l’attention. On pouvait à peine déchiffrer l’inscription délavée qui ornait l’étrave : Lillienvar-Göteborg. Un petit drapeau suédois aux bords déchiquetés flottait à la poupe.
Un douanier danois - qui avait dû faire le guet non loin du Lillienvar - s’approcha de l’Opel.
L’homme qui avait pris la place de Kalters, un costaud solidement râblé, au visage rose et candide, aux cheveux filasse, se pencha à la portière et dit au douanier.
- Nous avons eu de la chance, tout s’est passé comme sur des roulettes. Pas le moindre pépin et personne dans notre chemin.
- Tant mieux, murmura le douanier, placide. Quand comptez-vous embarquer la marchandise ?
- Maintenant, tout de suite.
- Où sont vos prisonniers ?
- Derrière moi.
- Ah, bon ! s’exclama le douanier, amusé. Dans ce cas, ne perdez pas de temps et dépêchez-vous. Le moment est tout à fait favorable.
Le costaud mit pied à terre, donna des ordres à ses compagnons qui étaient avec lui dans l’Opel et aux quatre autres membres du commando qui attendaient sur le quai.
Kalters et Strengsson, toujours inconscients, furent transportés à bord du Lillienvar.
Le costaud au visage rose et candide - il se nommait Nils Halgren - confia l’Opel à deux de ses hommes.
- Abandonnez-la dans un parking et n’oubliez pas d’effacer les traces de notre intervention. Mais surtout, ne touchez pas au flingue qui se trouve dans la boîte à gants.
Au moment de prendre congé du douanier, Nils Halgren tint à remercier l’obligeant fonctionnaire.
- C’est bien grâce à vous que nous avons pu réussir notre coup. Merci encore !
- Ce serait plutôt à moi de vous remercier, rétorqua le Danois. Ce boulot-là, c’est nous qui aurions dû le faire.
- Je n’en demandais pas tant ! renvoya Halgren, de bonne humeur. Remerciez aussi votre patron à l’occasion.
- Je n’y manquerai pas. Méfiez-vous de Kalters pendant la traversée. C’est un dur à cuire.
- Aucun problème, assura le Suédois. J’ai pris la précaution d’endormir les deux zèbres au chloroforme. Quand ils se réveilleront, ils seront en taule.
CHAPITRE II
C’est à dessein que Nils Halgren, agent spécial de la Säpo, la Sûreté suédoise, laissa passer trente-six heures avant de rendre visite à Gunnar Strengsson, bouclé dans une cellule de la prison de Stockholm.
Strengsson était dans un état de prostration mentale assez pitoyable.
Il reconnut les faits qu’on lui reprochait et il déclara qu’il plaiderait coupable devant le tribunal.
- J’avais besoin d’argent, expliqua-t-il à Nils Halgren. J’avais rêvé d’être sculpteur, mais ça n’a pas marché. Je suis un raté, une épave.
- A vingt-huit ans, tout est encore possible, fit Halgren, cordial. Le tribunal ne sera pas trop méchant à votre égard. Pour nous, vous n’êtes qu’un lampiste. Racontez-moi comment vous avez fait la connaissance de Kalters.
Histoire classique. Banale, pour tout dire. Un soir, au Bern’s Salonger, à Stockholm, Strengsson, vaguement éméché, avait risqué ses dernières couronnes à la roulette. Il avait perdu, et il n’avait même plus de quoi payer son dîner. Un aimable inconnu qui se trouvait là s’était présenté spontanément et l’avait dépanné. Cet inconnu, c’était un agent de Kalters.
La suite, on la devine.
Halgren n’insista pas et il alla même jusqu’à tenter de remonter le moral de son compatriote. Au fond, il avait plutôt de la sympathie pour ce garçon. N’était-ce pas grâce à lui qu’ils avaient pu épingler Hans Kalters, gibier autrement intéressant ? Cela méritait peut-être une certaine indulgence.
Hans Kalters méditait dans une des cellules du quartier des détenus au secret.